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Compote aux épices
20 avril 2011

Les bas de la fiancée #4 et fin

                  

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Mercredi 6 avril 2011

 

Avant de partir, je voudrais immortaliser la salle des tortures et la faune qui s’y répand et dont je fais partie.

Alors c’est une immense salle largement ouverte sur l’extérieur, donc très éclairée. Évidemment elle est entièrement équipée d’engins et de zones dédiées à l’exercice d’à peu près tous les muscles moteurs du corps (les zygomatiques on s’en occupe tout seul).

Chemins avec rampes, tapis de marche, tables-lits, rehausseurs de toutes formes, cages métalliques, poids, tremplins mobiles, vélos à jambes, à bras, cannes à trois pieds, machines à rester debout, machines à faire mouvoir les membres, et par là-dessus, les exercices s’inventent à l’infini.

Hier, je voyais une dame accrocher des S métalliques à la cage, puis les décrocher, puis les re-accrocher, ensuite elle a fait glisser des billes dans le petit orifice d’une boîte : je suppose qu’il s’agissait d’exercer sa concentration et sa motricité fine.

Mais bien sûr, il y a des exercices qui sollicitent plus durement les muscles, comme dans une salle de musculation sans doute. Pourtant personne ne fait la grimace. On s’arrête, on fait des pauses et l’on reprend. Quand les gens sont maintenus debout dans une machine qui enserre les mollets, le devant des cuisses et les fesses par derrière, les laissant comme devant un comptoir de bistrot, appuyés sur une large tablette, j’ai l’impression que ça doit être dur. D’ailleurs certains ont droit à un sac de glace sur les mollets par exemple. Quand on délivre la personne, on l’aide à se rasseoir dans son fauteuil roulant. Et on ne leur fait ça que deux ou trois jours de suite, pas plus. Les personnes qui subissent les machines mécaniques on généralement droit à des packs de glace sur la zone sollicitée.

Quant à toutes les gueules cassées que nous sommes, il y en a de tous acabits. Les blessures et insuffisances sont de toutes natures et parfois couplées avec d’autres pathologies, nerveuses par exemple. Je ne peux pas savoir à quoi elles sont dues. Il y aurait de l’indiscrétion à se renseigner trop avant. Ce n’est pourtant pas la curiosité qui me manque ! Mais on apprend aussi parfois en écoutant. Et l’origine des personnes aussi n’est pas facilement décelable. Au début, il me semblait que nous avions tous la même apparence : l’air de gens qui ont fait le saut de l’ange et se sont écrabouillés faute d’avoir su se recevoir au sol. Avec bien sûr, ceux pour qui la chute a été plus dure que pour d’autres.

Il y a la madone des karaokés pour qui la dernière soirée s’est mal terminée. Toujours en short, rouge ou jaune ou vert, blonde à repasser chez le coiffeur, fumeuse, avec cette voix particulière qui va avec, forte et éraillée, rigoleuse, exubérante, frimeuse, volontaire, bronzée, silhouette jeune, svelte,  ferme, du moins pour ce qu’on en voit : une jambe entièrement bandée et un bras de même, une minerve au cou. C'est moi qui l'appelle la madone des karaokés. Si ça se trouve c’est une mère de famille joyeuse tout simplement.

Il y a l’homme dont le corps a la forme d’une barrique, bien moulé dans un polo rayé, grosse tête aux cheveux coupés ras, pieds bots. Celui-là est remarquable par la voix. Ce serait comme des cailloux qui roulent les uns sur les autres, arrosés d’un bon cru de Bourgogne et, en fond de paysage, quelques rappels paysans vers un troupeau imaginaire. Il sent son terroir ce monsieur ; chez lui on imagine les mouches, la toile cirée et sa vieille maman qui somnole dans un coin en attendant la visite du facteur ou de la voisine. Ce monsieur, quand il respire, il ronfle. Et puis il raconte des histoires d’anciens de la guerre de…on ne sait plus laquelle. Des histoires de charbon qui sert à se laver les dents et autres choses qui font penser à l’almanach Vermot.

Il y a aussi le grand méchant loup, celui du petit chaperon rouge. Il est sur son fauteuil, harnaché de larges bandes blanches  de façon à  ne pas pouvoir se lever. Il est toujours coiffé. Il a une toile d’araignée tatouée sur le coude et une grosse dent de devant  dans la bouche. Il a les yeux un peu exorbités, mais le regard qui regarde à côté, autre chose. On le met au travail sur une machine ou une autre. Et au bout d’un moment, il dit d’une voix sourde  et le répète avec insistance : j’ai faim, j’ai faim. Et là, il se décide à vous regarder et redit avec conviction : j’ai faim. Franchement je me croirais dans le conte du Petit Chaperon Rouge, j’ai l’impression qu’il va sauter sur quelqu’un et l’avaler tout cru.

Il y a le flambeur flambé. Alors cet homme-là, il a reçu. Accident de quel ordre ? Je ne sais. Un œil a trinqué qui est caché par un pansement. Les jambes ne répondent plus à l’appel. Il est comme liquidé. Le seul signe extérieur d’une vie antérieure ce sont les lunettes de soleil vissées sur le crâne, au risque de gêner les exercices.  Mais il ne s’en défait jamais. C’est peut-être le signe extérieur de son identité, la preuve de ce qu’il a été. Les lunettes de soleil.

Qui d’autre encore de caractéristique ?

La belle madame, très féminine, très coquette, qui ne repartira que lorsque tout son corps fonctionnera comme avant. C’est dit. Elle est bijoutée, crémée, apprêtée. Elle veut plaire avec autorité. Elle sait ce qu’elle veut. Elle est bien belle dans sa jeunesse conquise.

Ah oui, il y a l’intello ! Écharpe autour du cou, petites lunettes, air fermé, pas très communicant. Pas de sourire. Je crois qu’il n’a d’intello que l’air.

L’impression que j’ai eu au début, c’est que pas mal ici étaient comme décapités. Pas de tête. Une espèce de vide sidéral au fond des yeux. Pas de regard parfois. Rien. Maintenant j’ai appris à mieux regarder. Sous ce semblant de vide il y a des volontés, des micro-progrés, des liens de famille qui animent, des envies de partir et d’en finir, aussi beaucoup d’indifférence aux autres, des mondes fermés ou qui se sont clos à cause de ça justement. Cela ressemble à une espèce de sauvagerie assumée qui exclut les autres, qui n’a rien à dire.

Je ne sais comment je serais, moi, après quelque chose de terrible qui m’aurait cassée de toute part !

 

Jeudi 7 avril 2011

 

« Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire » me dit ma voisine en m’entendant pousser un grand soupir et cela me rappelle immédiatement maman ou une de mes tantes que nous appelions tous Marraine. Ça vient de loin. C’est comme quelque chose de doux et de triste qui passe et me frôle.

 

Dernier jour complet.

Je me dépêche d’écrire les derniers mots car je pense que je n’aurai plus le temps de prendre cet ordinateur.

Que dire d’ailleurs ? Les pelouses ont été tondues, répandant alentour une bonne odeur de sève de pin.

La chaleur s’accroît.

Je marche de plus en plus mal au lieu de continuer à faire des progrès. Pourquoi cette régression ? Je ne comprends  pas ! Cela m’inquiète un peu. Il y a quelques jours, je pouvais presque quitter les béquilles et monter les marches à la suite. Je me voyais rentrant chez moi, triomphante, montant mes deux étages et commençant à naviguer de droite et de gauche pour reprendre une vie normale. Et de nouveau, je ne peux plus. J’en pleurerais de rage. Que va-t-il se passer ? Comment vais-je me débrouiller ? Je l’ignore et je n’ose y penser.

Les chaussons sont finis et cousus. J’en commence d’autres.

C’est tout pour aujourd’hui. Je suis pleine des préparatifs de sortie. Tout caser dans ma valise : risque d’être problématique.

 

Vendredi 8 avril 2011

 

Toujours ce beau temps presque inquiétant.

Les bagages sont prêts. Le moindre détail a trouvé sa place.

Je fais, dans l’ordre les démarches qui m’incombent et ma rééducation sans en perdre une miette.

Merci Sainte Sécurité Sociale de me permettre d’avoir été soignée aux petits oignons pendant un mois totalement gratuitement, gîte et couvert compris ! Je trouve cela toujours tout à fait étonnant et je comprends qu’on vienne de loin se faire soigner en France.

Je vais maintenant rentrer à la maison, véhiculée de même, et je trouve que tout cela se conclut très bien.

Mes inquiétudes ont un peu diminué concernant ma marche. Le kinésithérapeute a massé la cuisse deux jours de suite et cela a fait du bien aux tissus. Par ailleurs, je n’ai pas trop tiré quand je sentais qu’un exercice me sollicitait trop durement. Je continue  à marcher à une allure de tortue, mais ça va revenir.

J’ai quand même descendu et monté l’escalier comme une grande.

 

De retour à la maison.

On m’attendait avec un beau bouquet de tulipes roses offert par mes enfants.

Café avec Hélène et plus tard thé avec Héloïse. Charmant, décontractant. La petite a retrouvé sa dînette et elle s’en est donnée à cœur joie à forcer sur le sucre, à renverser trop de tisane dans la tasse…. Il faut juste être organisé et avoir le sopalin par derrière.

J’ai rangé mes affaires. Suis même allée récupérer mes sacs d’été et quelques vêtements plus adaptés au grenier.

Demain j’ai un petit programme de lessive et sûrement je ferai quelques pas dehors, dans la vraie vie.

Mon amie Catherine ayant la gentillesse de me ramener salade, poisson et fruits du marché.

Voilà, le programme des jours à venir sera centré sur ces incursions à l’extérieur que j’espère de plus en plus longues et fortifiantes.

Jusqu’à ce que je n’y pense même plus.

J’ai l’impression, tout au long de ce journal, d’avoir eu le discours de quelqu’un de plus de 80 ans. Tout m’a semblé ramené à une échelle de vieillard en bout de course, n’ayant pour tout horizon que de très petites choses ordinaires et quotidiennes. Une vie d’attentes et de petites siestes, une vie à pas comptés, une vie où l’événement était d’aller prendre une douche seule au bout du couloir. C’est dire !

Me voilà presque délivrée.

Je vais donc clore ce journal.

 

Mais avant de le faire, je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont visitée, m’ont téléphonée, ont pensé à moi tout simplement et par là même m’ont aidée dans mon entreprise. Sans cela j’aurai coulé à maintes reprises, simplement parce que je ne connaissais pas ce genre d’épreuve, je ne savais pas ce que cela requiert de patience, d’humilité, de constance, de lâcher prise aussi, croire que ça va réussir tout simplement parce que plein de gens vous l’ont dit et que c’est à votre tour d’en faire l’expérience en y croyant.

Donc merci, merci.

Et cela m’a aussi montré que moi-même, quand quelqu’un a souffert auprès de moi, je n’en ai sans doute pas pris la juste mesure et du coup pas réagi comme il l’aurait fallu. Je prie tous ceux dont j’ai mal estimé la peine de bien vouloir m’excuser. Peut-être fallait-il que ça m’arrive à mon tour pour que je m’humanise un peu. C’est dit.

 

                        H A P P Y   E N D

 

 

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Commentaires
S
non, non, les bottines ne sont abandonnées que momentanément. La propriétaire, une petite élève autiste de l'établissement voisin, venait en séance piscine juste après nous. Et elle ne voulait pas prendre sa douche avant : ça se passait à grands renforts de cris entre l'éducatrice et cette jeune fille qui avait laissé ses bottines à l'entrée.<br /> Et oui, je les ai trouvées moi aussi comme un peu abandonnées et j'ai eu tout le temps de prendre cette photo...floue ! Lol
M
Bien aimé ces récits retenus,d'angoisse et de rires. Le plus touchant cette paire de bottines de cuir, criant sa solitude , son abandon, elles sont pourtant si mignones, elles ne méritent pas leur tragique fin d'un grenier.
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